Avec Outwitting the Devil, Akram Khan plonge la Cour d’Honneur dans une claire obscurité
Une cour d’honneur comble attendait « Outwitting the Devil » d’Akram Khan, pour la première française donnée le 18 juillet dernier lors de la 73ème édition du festival d’Avignon. Invité pour la première fois, le chorégraphe anglais d’origine bangladaise a emmené les 2000 spectateurs dans un voyage enténébré.
Une cavalcade redoutable, à tombeau ouvert
La musique en sourdine jouée pendant que les gradins sont encore éclairés laisse les spectateurs discuter entre eux, commenter la scénographie monochrome de Tom Scutt, sur laquelle des centaines de briques agencées entourent un plateau central, resserré. En un coup de tonnerre, la Cour d’Honneur est plongée dans le noir absolu, tandis qu’une voix off s’élève. C’est celle de Dominique Petit, 68 ans, seul sur scène, serrant une tablette contre son torse nu. Il est question de l’incapacité de l’homme à vivre sans perturber l’ordre naturel des choses. Akram Khan s’est librement inspiré de l’épopée sumérienne de Gilgamesh, de son héros éponyme, au beau milieu des ruines d‘Uruk.
Ses danseurs apparaissent les uns après les autres, d’âges et corpulences différentes. Tous les six forment une cavalcade redoutable, à tombeau ouvert. Leurs mouvements fendent l’air, avec une précision surnaturelle, leurs déplacements en cercle martèlent le sol et leur diagonales envoûtent l’esprit. C’est un attelage dont une figure se détache sans cesse pour tourmenter les autres, soudés, guidés par la force d’instincts primitifs. Les corps en viennent à ramper, à adopter la gestuelle de créatures sauvages et probablement disparues dans ce parterre désolé. Fascinante dès ses premières inflexions animistes, cette danse tellurique fait ployer les corps, les aimante à la scène.
Une œuvre de plus en plus picturale
Ils leur arrivent de se figer, ensemble, en suspend, tel un mythe peint par Géricault, devant un public retenant son souffle. La dimension de la danse relève là du sacré, tant cette transe semble avoir pris possession des interprètes, orfèvres dans l’art de porter un tel parti pris. Leurs bouches immensément ouvertes ne sont pas sans rappeler le buto, leurs doigts joints empruntent quant à eux aux danses indiennes ancestrales et brossent une œuvre de plus en plus picturale.
Car, tout au fond du plateau, se forme un dernier souper, référence directe à la Cène de Léonard de Vinci. Table ou tombe, la grande boîte noire sur laquelle les danseurs sautent ou viennent s’étendre, attire les regards, comme point de fuite révélateur du dénouement de cette danse obscure, véritable sabbat dans une forêt rendue rase par la main mortifère de l’homme.
La pièce la plus radicale d’Akram Khan
Il est à cet égard intéressant d’observer la distribution démoniaque dans le groupe, rompue à attirer, se jouer, supplicier et mettre à mort. Enroulée sur elle-même, cette logique vénéneuse galvanise autant de rondes et affrontements. Akram Khan sculpte un visage humain à ce diable, glissant d’une peau à l’autre, ondulant vers les corps catalyseurs, pris dans un engrenage déroulé jusqu’à l’irréversible. La musique ensorcelante de Vincenzo Lamagna renforce la dimension punitive de ce conte cruel, dont l’hybris, démesure purement humaine, ne peut qu’engendrer le pire.
Entre effroi et contemplation, entre les ombres sur les murs et la fumée s’élevant derrière les fenêtres du Palais des Papes, cette assemblée éphémère et nocturne, paradigme d’un monde abîmé, s’inscrit comme la pièce la plus radicale d’Akram Khan. La plus lucide sur son époque et la plus belle par la dimension totale de son engagement, aussi.
Outwitting the Devil
Direction artistique et chorégraphie Akram Khan
Avec Ching-Ying Chien, Andrew Pan, Dominique Petit, Mythili Prakash, Sam Pratt, James Vu Anh Pham
Festival d’Avignon 2019
Cour d’honneur du Palais des Papes
17 18 19 20 21 juillet à 22h
Théâtre de la Ville, Le 13e Art, Paris
du 11 au 20 septembre
Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence
les 29 et 30 novembre
Théâtre de Namur, Belgique
du 4 au 7 décembre
Centre Le Théâtre, La Louvière, Belgique
les 10 et 11 décembre