Castellucci met en scène l’aliénation du Nouveau Monde
Créée au théâtre de Vidy, donnée pour la première fois en France au Printemps des Comédiens, Democracy in America de Romeo Castellucci s’inspire librement de Tocqueville. La pièce brosse le destin d’un couple de Puritains dont la foi chevillée au corps, se lie à l’âpreté du Nouveau Monde pétri par les balbutiements d’une société aspirants à des idées démocratiques.
Les premières scènes s’apparentent, par leur compositions, à de véritables tableaux. Le saisissant travail portant sur la couleur des costumes, sur la lumière diaphane, n’est pas sans évoquer Millet, ses images paysannes, imprégnées de labeur et corps repliés sous leurs propres poids. Castellucci érige une tragédie originelle, montre les écueils d’une loi divine implacable, qu’il matérialise par l’apparition de figures spectrales, parfois justicières et bien pensantes.
Il fascine, une fois encore, par des effets d’ensemble, de cortèges épouvantables, tout droit sortis des enfers. Dans sa tragédie américaine, il se délecte à l’envi de la démesure des mortels, certains de détenir savoir et vérité, d’être aptes à décerner des palmes de bonne et mauvaise conduite à leurs semblables.
Dans Democracy in America, on voit rapidement la pauvreté, la terre aride, le manque, sourdre, puis apparaître. La paysanne (Elisabeth) doute de Dieu, en vient à vendre son enfant à un couple aisé contre une poignée de graines. Et c’est sans mansuétude que le tribunal des accusateurs intervient, rend son implacable interprétation de la justice, en robes et chapeaux sombres. La damnation, davantage que la rédemption. La chair meurtrie, plutôt que l’empathie. Non sans second degré, la mise en scène pointe les aspects les plus noirs d’une terre promise minée par la sévérité, empoisonnée par son goût du sang.
L’Amérique heurtée, moralisante, occupe tout le plateau. Castellucci ironise, comme souvent. Le metteur en scène italien fissure les figures d’opale, les silhouettes irréprochables, les postures infaillibles. Le poids de la morale rend ses personnages hystériques. Elisabeth en déchire son corsage et laisse voir sa maigre poitrine. Plusieurs fois, depuis le début de la pièce, on songe à La lettre écarlate, virulent roman de Nathaniel Hawthorne, contre la société puritaine, dans lequel l’héroïne est condamnée à porter un A sur la poitrine pour signifier à tous son adultère. Dans cette fiction, l’époux s’élève d’ailleurs contre une telle sanction et la société puritaine qui stigmatisent sa femme, à laquelle il pardonne.
Chez Castellucci, comme dans le roman de Hawthorne, les failles humaines sont magnifiées, cousues sur les poitrines de fil d’or. Les corps de chair et de sang se meuvent, s’ébattent, contre l’atonie. Là où la mise en scène offre de multiples tableaux éthérées et sublimes, ils demeurent systématiquement perturbés, animés, par les fulgurances de chacun. Aliénés par les conventions sociales et religieuses, les chrétiens du Nouveau Monde s’embourbent dans la même terre qui aspire les Sioux à coups de massacres. Dans ces creusets, la réflexion de Tocqueville sur la démocratie s’abîme, s’étiole. Les excès de zèle continuent.
Tous les grands principes, les idées célestes, les tentatives de tutoyer le ciel, restent avortées, viscéralement ancrées dans une terre qui n’engendre que le chaos. Le puritanisme écrase l’homme, qui s’écoute vociférer des glossolalies, s’électrise des non sens, dans une société bigote. Rentrer dans la norme, revient à accepter l’aliénation de l’être, des corps, dans un monde dans logique que le metteur en scène met en exergue par de multiples anagrammes de l’opus prémonitoire de Tocqueville, en ouverture de la pièce.
Retenons, dès lors, une exploration somptueuse de la cruauté, de ses châtiments, au nom de l’intérêt général. Avec sa scénographie virtuose et voilée, Democracy in America reluit comme un objet maléfique et envoûtant. Une sorte de reflet du carnage, qui asservit l’homme moderne. Au point que les carcasses vidées de leurs substances, souillées par la souffrance, finissent par se confondre avec les roches et minéraux de l’Amérique contemporaine dépeinte avec autant de vaillance que d’échappées oniriques.