Rasposo dévore le chapiteau
C’est au son de percussions que les spectateurs pénètrent sous le chapiteau de la compagnie Rasposo, pour la représentation de La Dévorée. L’atmosphère est sombre, autour de la petite scène circulaire où trois circassiennes se tiennent debout, une bougie fixée au sommet du crâne, sur une structure pivotante. Les flammes s’agitent, pendant que les spectateurs du Printemps des Comédiens prennent place. « Mon travail est une recherche autour de l’Intime, ce qui nous ronge, nous dévore de l’intérieur, cette violence que nous portons tous en nous et souvent insondable pour les autres. Je cherche à rendre visible ces mouvements de l’âme, à en percevoir les vibrations. Dans ce projet, j’aborde un paradoxe qui nous traverse tous : Combattre à tout prix ou se laisser atteindre ? indique Marie Molliens, en avant propos de La Dévorée.
La 2ème pièce qu’elle écrit s’inspire du mythe de Penthésilée et de la pièce du même nom de Heinrich von Kleist, en 1808. Dans le mythe, Penthésilée combat Achille. Ils tombent amoureux l’un de l’autre quand elle est blessée par celui‑ci. Mais leur orgueil les pousse à se provoquer de nouveau. Dans ce champ de bataille, Penthésilée tue Achille. Prise d’une rage frénétique, elle le dévore, aidée de sa meute de chiens. Dans un accès de folie, elle se suicide devant l’horreur de son acte.
L’orgueil, l’hybris, cette notion de démesure liée à l’orgueil humain, a longtemps animé la dramaturgie antique grecque. Dans les fictions qui en ont découlé, cette incapacité à l’humilité et au pardon trouve sa conclusion dans le châtiment (la némésis) que les dieux assènent aux hommes boursouflés d’orgueil. La violence de ces destins devient palpable dans La Dévorée, où les êtres qui s’aiment s’affrontent par fierté et se tuent par désespoir.
La triade de femmes évoluant au plateau soumet une image de la femme sublimée et avilie, à la fois vestale romaine puissante et proie chassée par le désir de l’homme. Dans le clair-obscur de la scénographie, se fait jour la condition ambivalente de la femme, tiraillée entre l’ordre social et le sentiment individuel.
L’esthétique du spectacle ouvre une porte vers les mondes parallèles feutrés et scabreux chers à Lynch, notamment dans Blue Velvet. On pense parfois aux tableaux de Jean Raoux pour le travail sur la luminosité et à Klimt, pour les dorures ornementales. Des chiens se délectent d’os et morceaux de viande crue, laissés au sol, tandis que les danseuses acrobates virevoltent au dessus de leurs pairs masculins, comme apocalypse hypnotique.
La grande théâtralité de l’ensemble, portée par trois musiciens fantastiques, exalte le déchaînement des corps et des esprits, pris dans une spirale infernale d’affrontement. Après les explosions de paillettes, de faux sang, après les numéros de trapèze envolés et les corps à corps en apesanteur, la symbolique du solo de funambule de Marie Molliens, comme deuil impossible, catalyse toute l’ampleur du désastre.
La mécanique d’épuisement met frontalement la chair à l’épreuve, en vient à bout, par ce chant du cygne qui couve depuis le début de la pièce. Le voyage aux enfers prend fin sur une scène ravagée et laisse le spectateur songeur, face à la fascination que peut engendrer la destruction.
La Dévorée, compagnie Rasposo
jusqu’au 12 juin au Printemps des Comédiens
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