Harrell creuse un mouvement grave et superbe avec Tambourines
Omniprésent en 2023 dans la programmation française des scènes contemporaines (qui avaient bien du retard à rattraper sur leurs conseurs européennes) Trajal Harrell continue de tracer sa route, singulièrement, mêlant grammaire voguing et lecture poétique d’un monde postmoderne. Au coeur du Portrait, véritable rétrospective de ses oeuvres signatures, que lui consacre le Festival d’Automne, il crée une nouvelle pièce au nom particulier. Tambourines, donc, pour cette oeuvre inspirée par La Lettre écarlate, roman de Nathaniel Hawthorne, où une femme adultère dans l’Amérique puritaine du XVIIème siècle est condamnée à porter un signe distinctif dans sa chair.
Trajal Harrell casse, comme à son habitude le fameux quatrième mur en se tenant avec ses danseurs en bord de scène, sorte de rituel qu’il a effectué jusque dans l’immense cour d’honneur du Palais des Papes pour The Romeo. Peu de chorégraphes sont à ce point attachés à cette fusion entre la scène et la salle. Trajal Harrell en a fait son entrée en matière, son prologue à ce qu’il advient. Pour Tambourines, il ne déroge pas et invite les spectateurs à se rendre sur la page Wikipédia du roman, à prendre connaissance de la fiction littéraire, avant de se consacrer au plateau.
Découpée en trois parties (Fornication, Education, Celebration), la pièce commence avec une approche du butô, revisité par le plaisir charnel, se manifestant dans des scènes d’extase absolue, très courtes mais intenses. Trajal est là, furtif, gracieux, toujours évanescent, insaisissable. Quelques minutes plus tard, Education se fait plus structurée, tout en amples mouvements de bras et de bustes arrondis, depuis des bancs d’école ou d’église, depuis lesquels les danseurs assis reçoivent et restituent une leçon administrée avec un rictus évident par maître zélé. Trajal a disparu. Ses danseurs du Schauspielhaus Ensemble excellent, dans leurs robes de bure ou costumes légers, la juste mesure du geste imperceptible, de la course en fond de scène pour changer d’accoutrement l’air de rien (Celebration), sonne beau et inquiétant.
Le feu d’artifice est toujours là, comme il l’était pour la fabuleuse série Twenty Looks or Paris is Burning at the Judson Church, et dont l’acmé fut probablement Antigone Sr. avec ses deux heures d’exubérante vitalité. Une décennie plus tard, le langage chorégraphique de Trajal Harrell s’est épaissi d’une nouvelle couche, plus sombre, plus grave où l’introspection puise dans le shintoïsme imprégnant le butô. Les époques et les vêtements se superposent, s’agrègent avec une grâce certaine chez le chorégraphe, reliant bien souvent les pans de l’effroyable et du superbe par seule couture.
C’est ce dont le chorégraphe prolifique est capable, à chaque mythe antique, chaque histoire de fiction ou réalité qu’il étudie, jauge, compare : quelques chose d’inouï, sorte de musique jouée en sourdine du grand événement. Dans les menus détails, se cache le diable et aussi, la beauté vertigineuse de l’éphémère sait si bien s’emparer Trajal Harrell.
GP