GISELLE ET CARMEN POUR TOUSTES !
La 37e édition du Printemps des Comédiens se clôture aujourd’hui comme le veut la tradition, par la Fête de la Musique au Domaine d’O. L’occasion de revenir sur deux créations musicales qui ont marqué cette saison. Giselle et Carmen, deux volets de la trilogie initiée par Phèdre ! du metteur en scène et comédien suisse François Gremaud.
Giselle avec trois points de suspension, d’après la comédie-ballet en deux actes de Théophile Gautier et Henri de Saint-Georges, interprété par Samantha van Wissen façon comédienne-danseuse. Et Carmen avec un point final, d’après l’opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet, sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, interprété par Rosemary Standley façon comédienne-chanteuse. Deux immenses artistes pour deux oeuvres immenses. La danseuse hollandaise est moins connue du grand public, son nom signifie d’ailleurs « Samantha d’effacement » en néerlandais. Alors que Rosemary est attendue comme une rockstar, étant la chanteuse du fameux groupe Moriarty depuis 1999. Néanmoins ces deux grandes dames vont nous offrir une performance de haute voltige pendant près de deux heures chacune dans le bel amphithéâtre du Domaine d’O.
Le choix de ces oeuvres n’est pas anodin car il reprend deux genres artistiques très élitistes : le ballet et l’opéra ; Et ce, même s’il s’agit de formats familiaux, plus accessibles. En ce qui me concerne, je me souviens avoir attendu longtemps avant de me sentir légitime à assister à un opéra ou un ballet, parmi des personnes plus âgées et plus cultivées que je ne l’étais. Ces arts sont d’un registre classique qui peut effrayer celles et ceux n’ayant pas toujours évolué dans un milieu culturel aisé. Alors, présenter ces oeuvres avec une scénographie épurée, faite d’une scène blanche délimitée dans un ensemble nu, ça n’est pas rien. Car ces diseuses chanteuse et danseuse vont nous raconter les coulisses de ces oeuvres, nous faire revivre les différentes versions, nous transporter dans une autre époque où Alfonse Daudet serait assis parmi nous. Elles vont faire preuve de pédagogie, refaisant l’historique de ces deux genres artistiques, et surtout vont rendre visible toute la contemporanéité de ces oeuvres d’une manière engagée, éco-féministe. Elles s’exprimeront à l’inclusif, commençant par un « Bonsoir à toustes » salutaire, et n’hésiteront pas à critiquer les comportements machos des protagonistes masculins !
GISELLE : LA BALLERINE ENGAGÉE
Ce chef d’oeuvre du ballet romantique est décrypté ici avec brio en revenant sur le désenchantement du monde des romantiques, engendré par le même capitalisme qui tue nos sociétés contemporaines. Contre l’exploitation de la nature, l’artiste affirme ses émotions et ses sentiments personnels. Il recherche le beau notamment dans l’amour, dans l’impermanence et la symbolique des fleurs comme dans Giselle avec ses lys blancs.
Car la ballerine c’est aussi l’image archétypale du féminin vu par les hommes ; C’est le voile blanc de la mariée suspendu en tutu sur un corps souffrant et élancé s’envolant sur des pointes. Alors que la danse a toujours été un territoire artistique plutôt progressiste, dans le ballet « on est pas encore sorti.es des catégorisations sexe/genre » déplore la danseuse. C’est jouissif d’entendre une danseuse regretter les limites humaines outrageusement dépassées mais aussi ces stéréotypes véhiculés. Elle s’amuse aussi des conventions bourgeoises d’applaudir la ballerine dès le moindre mouvement sur scène. En même temps, la ballerine est le coeur de l’attention d’un ballet, et avec humilité et délicatesse, elle s’épanouit au grès des portées, tellement, qu’on ne sait si les danseurs l’empêchent de s’envoler.
Samantha convoque diverses oeuvres pour incarner le propos. Dans certains ballets, « tout est mal qui finit mal et tout le monde meurt » nous raconte-t-elle. Et dans Giselle, on oublie souvent le sous-titre « Ou les Willis » en référence à ces spectres de jeunes fiancées défuntes, mi-nymphes, mi-vampires, qui poursuivent leurs fiancés pour les précipiter dans la mort. Ces Willis, dit-elle, représentent « autant de jeunes filles mortes pour avoir trop aimer la danse… et qu’on a pas pu sauver ». Mais dans cette version du ballet, Samantha convoquera le registre de l’absurde et du comique, s’accordant des digressions sur des chansons des années 70 pour incarner à sa façon cette jeune Giselle qui danse toute la journée : « elle est 100% joie de vivre » affirme-t-elle, épuisée. Pour rendre visible la difficulté de certains enchainements, elle les énoncera et utilisera à de nombreuses reprises les pantomimes pour recréer cette « sensibilité perdue ». En effet, l’artiste déplore qu’à force de simplifications et de réinterprétations, on ne comprend plus rien aux ballets. D’ailleurs, elle illustrera cette confusion en s’énervant en allemand pour perdre le public dans des éclats de rires.
Samantha questionnera aussi les luttes des protagonistes : le font-ils pour survivre ou mourir ? Et le second acte est-il un rêve ou une réalité ? Toutes ces questions resteront en suspend mais avec beaucoup d’émotions, un fond de sororité, et une prise de liberté salutaire, Samantha aura su nous transporter dans toute la beauté de ce ballet contemporain : Giselle.
CARMEN : LA FEMME LIBRE
Rosemary dont le prénom signifie amour pour les grecs et mort pour les romains incarnera toute la complexité de la bohémienne Carmen, femme libre et rebelle qui chante « L’amour est enfant de Bohème ». Avec sa voix de velours, elle nous embarquera auprès de cinq musiciennes en chantant ces airs connus, incarnant tous les rôles, nous proposant en somme une version en audio-description du Carmen de Bizet. Mais la magie opère par la justesse de sa Carmen réalisant des commentaires malicieux qui feront rire aux éclats le public. Les décors apparaissent au grès de ses descriptions précises faites de pantomimes. On sentirait presque la chaleur andalouse dans cet amphithéâtre transformé en arène pour une bohémienne. Le philosophe Clément Rosset écrira sur le génie de Bizet avec Carmen : « En fin de compte, c’est la musique qui gagne. Et avec elle, l’amour de la vie, qui revient de loin, après en avoir vu, si je puis dire, de toutes les couleurs. » C’est donc naturellement une musicienne de talent qui fut choisie pour rendre compte de cette oeuvre majeure.
Sous un ciel étoilé, savourant une brise d’été, on danse, on chante et on rit surtout. L’opéra comique est souvent tragique, ce soir il retrouve le panache du familial et du transgressif. On fait partie de cette grande histoire, en suivant cette conteuse au fil des actes. Pieds nus, avec la simplicité de l’élégance née, Rosemary incarne cette femme forte avec une grâce sans pareille.
Les mots déposés, en féministe sans s’imposer, elle nous fait rire du machisme d’une époque (XIXe) qui résonne avec la nôtre : des hommes qui se querellent une dame sans jamais lui demander son consentement. Ses petits calembours, dits sur un ton détaché, font rire l’assemblée. Elle incarne avec beaucoup de substance la libre et intrépide Carmen, celle que l’on pourrait qualifier de « Bad bitch » des temps modernes. Et ce féminicide final elle le transforme en un chant collectif joyeux, « une chose gaie » et clôture sur ces mots que l’on lit en même temps qu’elle les dit : « Et tandis qu’écrite en majuscules se profile la fin promise, Rosemary sourit de la savoir n’être pour elle, comme pour d’ailleurs quiconque la lira que le début de tout le reste : FIN ». Et quand le rideau imaginé se ferme, c’est comme une amie que l’on quitte. Rosemary nous aura emmené un peu plus auprès d’elle : Carmen.
Les livrets seront offerts à tout le public pour que l’on puisse chanter et raconter la nouvelle version de ces deux oeuvres. On participe ainsi à cette réécriture. Mais surtout on prend la mesure du texte récité au millimètre près. Nulle place pour l’improvisation. Les interprètes semblent des marionnettes répondant aux exigences de la plume de l’auteur, alors qu’elles nous font croire à une liberté incarnée. Il faut croire que le contrôle des mots permet de retrouver la liberté des gestes et avec eux, de faire ressusciter toutes ces héroïnes mortes. Pourtant sans la performance extraordinaire de ces deux grandes artistes, le texte ne serait rien d’autre qu’un morceau de papier désincarné. Grâce à elles, ces oeuvres tragiques se transforment en hymnes à la joie d’être au monde.