Joker, anti-héros engagé
C’est le mythe de Batman justicier qui s’effondre avec le Joker de Todd Phillips. La scène fondatrice de l’assassinat des parents du jeune Bruce Wayne est éclairée sous un nouveau regard et, par inversion, c’est le point de vue du Joker qui est montré dans un film coup de poing.
Anti-héros tourmenté
Incarnant le mal absolu malgré l’absence de super-pouvoirs, le Joker reste le méchant le plus fascinant des Comics. Cette figure nihiliste ne recherche pas l’argent ni même à diriger le monde : seulement faire régner le chaos. Certes, mais le long métrage de Todd Phillips donne davantage de profondeur à cette quête, en remontant les origines et la filiation de son protagoniste.
Joker n’est donc pas un film d’action, malgré quelques scènes chocs. C’est même plutôt l’exploration d’une trajectoire individuelle, flirtant avec le biopic. On y découvre comment Arthur Fleck rêve de percer dans le stand-up mais doit se résoudre à se déguiser en clown pour un salaire de misère. Il est humilié par son patron, mais aussi par ses collègues. Paria parmi les parias il subit également un handicap avec son rire qui se déclenche contre sa volonté.
Arthur Fleck est un individu fragile, sombre et tourmenté, interprété par Joaquin Phoenix, émacié, transfiguré par un rôle tout en martyr et supplice. Victime et bourreau, il oscille entre une impossible résilience et la tentation de la vengeance. Ce côté imprévisible alimente l’atmosphère de tension extrême qui grimpe tout le long du film.
Joker puise abondamment dans le cinéma de Martin Scorcese avec les films La valse des pantins ou Taxi Driver, par cette façon de montrer un individu banal sombrer progressivement dans la violence. La réalisation pose parallèlement un regard très sombre sur l’envers du rêve américain.
Clowns et lutte des classes
Sans dévoiler les moments clés de l’intrigue, Joker reste un film très politique qui ne manque pas d’alimenter les polémiques. Arthur Fleck apparaît avant tout comme un prolétaire dans l’Amérique des années 1980, sous le règne de Ronald Reagan. La trajectoire du Joker ne découlerait donc pas uniquement de traumatismes individuels, mais d’un modèle de société capitaliste sans partage. Tandis qu’ Arthur Fleck ne se conforme pas aux normes sociales, la civilisation marchande sombre progressivement dans la violence et la folie. L’esthétique de cet opus n’en est que magnifié.
Comme dans les meilleurs épisodes de Batman, la ville de Gotham devient rapidement un véritable personnage inspiré par New York. En pleine grève des éboueurs, la métropole croule sur les ordures et devient infestée de rats. Ses ruelles sombres, son métro et sa violence en font une cité crépusculaire.
Gotham apparaît surtout du côté des opprimés et la famille Wayne n’y est pas présentée comme un exemple de bienfaiteurs qui protègent la ville. C’est au contraire le visage de la bourgeoisie arrogante qui n’hésite pas à exploiter et à humilier les plus pauvres, que retient Todd Philipps. Un autre personnage, Murray Franklin, présentateur de télévision joué par Robert de Niro, symbolise quant à lui le pouvoir médiatique qui impose ce qu’il faut penser, ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas.
Mais Joker montre aussi une revanche des anonymes face à l’écrasement des puissants. Arthur Fleck n’est pas un être exceptionnel. Il vit dans la misère et personne ne vient lui confier une mission historique. C’est un individu enfermé dans une vie monotone et vide de sens. Il se révolte contre une existence morne, mais ne devient pas pour autant un héros révolutionnaire. Comme Charlot dans Les Temps modernes, il déclenche une révolte malgré lui. Il devient le prétexte à la revanche des exploités et des humiliés face à la violence du monde capitaliste. Une histoire intemporelle.